Concept Artist Senior chez Ubisoft Montréal, Martin Deschambault (aka Dechambo) a accepté de revenir, pour nous, sur ses projets personnels, ses expériences, son processus de création et méthodes de travail et sur ce qui l’a conduit à se retrouver dans l’un des plus gros studios de jeu vidéo du monde. Un parcours qui pourrait, à première vue, sembler insolite mais qui se révèle, en définitive, parfaitement efficace et cohérent (excepté peut-être cette incursion en milieu administratif !) ; entre approche technique voire mécanique et pure expression artistique. Un parcours, enfin, qui ne cède rien à ses aspirations premières.
L’occasion de voir également combien Martin Deschambault est un homme de rigueur et de courage ; des qualités indispensables pour répondre à ce qui ressemble presque à un interrogatoire !
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Je suis Concept Artist chez Ubisoft Montréal et je travaille dans le domaine du jeux vidéo depuis 10 ans maintenant (c’est fou comme le temps passe vite !). Même si je rêvais depuis tout petit d’imaginer des mondes fantastiques pour le cinéma, au départ je n’ai pas fait d’études en Art ; j’ai d’abord fait des études en Administration pendant 3 ans avant d’intégrer finalement l’Université de Montréal en Design Industriel pour 4 ans. J’ai toujours aimé trouver des solutions aux problèmes mécaniques et techniques, j’adorais faire des maquettes et des prototypes de design. Le Design Industriel était donc parfait pour moi. En 2005, après avoir travaillé dans ce secteur pendant quelques années, j’ai décidé de tenter ma chance dans le jeu vidéo. Mon premier projet a été Prince of Persia The Two Thrones, lequel m’a amené à participer à plusieurs autres projets pour Ubisoft Montréal, que j’ai ensuite quitté pour rejoindre le projet WET au studio Behaviour Interactive (qui à l’époque s’appelait Artificial Mind and Movement). Ce projet fut très formateur car je pouvais suivre, pour la première fois, toutes les étapes de création d’un jeu vidéo. En 2009, je suis retourné chez Ubisoft pour travailler sur Assassin’s Creed 2, pour lequel il m’avait été demander de travailler essentiellement sur le personnage principal ainsi que les parties du jeu associées au présent. Depuis, j’ai principalement collaboré avec cette franchise ; après Assassin’s Creed IV Black Flag et je travaille actuellement sur un nouveau projet.
Pourquoi avoir décidé de t’orienter vers le jeu vidéo ? Quel a été l’élément déclencheur ?
Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours voulu réaliser des maquettes ou des effets spéciaux pour le cinéma. J’avais même mon propre atelier à domicile et quand j’avais la chance de voir des livres sur la création de films comme StarWars ou Aliens, j’analysais chaque page et je rêvais de participer au design de créatures, d’environnements ou de véhicules. A l’époque, toutefois, le Concept Art n’était pas connue comme aujourd’hui et je n’avais aucune idée des études à entreprendre pour travailler dans ce domaine. En approfondissant mes recherches, j’avais remarqué que la plupart des artistes que j’admirais avaient fait des études en Design Industriel. Après avoir suivi des études équivalentes, j’ai tout logiquement travaillé en Design de produits pendant quelques années sans, toutefois, oublié mon rêve de faire du design pour le cinéma. À la même période, à Montréal, le studio d’Ubisoft devenait de plus en plus important avec, notamment, la sortie des jeux Prince of Persia Sands of Time et Splinter Cell. J’y ai alors vu l’opportunité d’intégrer ce secteur. Au début, je travaillais seulement sur papier, à faire des sketches et des plans pour la production et j’ai vite réalisé que je devais apprendre l’illustration numérique, la composition d’image et l’éclairage. J’ai donc passé l’essentiel de mes soirées et weekends à travailler durant mes débuts dans le jeu vidéo. Je ne regrette définitivement pas mon choix d’avoir quitter le Design Industriel, même si, parfois, le côté plus technique me manque.
Tu as notamment reçu un prix pour ton projet de fin d’étude Vision of urban transport for 2080. En quoi consistait son projet et quelle importance a-t-il eu sur ton métier actuel ?
On retourne vraiment loin en arrière avec cette question ! Je vous rappelle qu’une des raisons qui m’a poussé à entreprendre des études en Design Industriel était que je voulais apprendre à concevoir des environnements pour le cinéma. La formation était logiquement axée sur le design de produit et les procédés de conception et non sur l’illustration et le design d’environnement. Le projet Vision of urban transport for 2080 m’a permis de conjuguer, en quelques sortes, les deux domaines. Il proposait d’imaginer les systèmes de transport urbain et leur évolution dans un futur proche ; élaborer une prospective à la limite de la science-fiction.
J’ai beaucoup appris durant ce projet et les professeurs de l’époque m’ont donné des conseils qui me sont toujours utiles.
Le processus de création et les méthodes de recherches sont, pour moi, des aspects très importants. Le concept devient beaucoup plus crédible lorsque vous avez une réflexion artistique, scientifique ou technique.
J’avais réalisé une maquette et plusieurs dizaines voire des centaines de sketches de véhicules, de systèmes de transport, de storyboards pour expliquer le contexte. Il n’en reste pratiquement plus rien aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le produit final a peu d’importance pour ce type de projet ; ce qui compte c’est la démarche, la réflexion et le processus de création…
Quel est ton rôle, précisément, en tant que Concept Artist Senior ?
Mon rôle est principalement d’imaginer les environnements, mais à l’occasion j’aide pour la conception de personnages. Ça fait maintenant plusieurs années que je travaille avec Raphael Lacoste, le Directeur Artistique de la franchise Assassin’s Creed ; avec lui, je contribue à établir la vision artistique High Level durant les phases de conception et de production du jeu. Mes compétences en Design Industriel me permettent d’imaginer le gameplay lors la création de mes environnements et adapter ses contraintes à la vision artistique. Je peux me considérer comme un “gamer” ; j’adore développer la vision artistique tout en échangeant avec le game design et imaginer des moments forts et divertissants pour le joueur. Je suis passionné par la conception de jeux vidéo et j’aime créer des concept arts qui inspire tous les départements de production.
J’élabore, par ailleurs, un maximum de concept arts, lors de la phase de conception, afin d’inspirer l’équipe et proposer des concept arts que l’on appelle « High Level » pour des environnements, des personnages, des moodboards ou des sketches, etc. Cette étape est très inspirante et utile pour l’équipe ; plusieurs idées de gameplay peuvent d’ailleurs en ressortir. Cette première étape de conception est très importante pour établir la vision High Level, c’est pourquoi il faut donner, selon moi, un maximum de liberté de création.
Après cette première phase de conception et à mesure que le projet approche de la production, je dois me focaliser sur les éléments spécifiques. Cela peut concerner la création de moodboards pour établir les ambiances, designer les architectures et les objets ou imaginer des moments importants du jeu pour le gameplay. Pendant cette étape, je travaille conjointement avec les autres membres de l’équipe afin de créer des concept arts adaptés aux différents besoins et contraintes. C’est une étape bien différente de la conception au cours de laquelle le jeu prend forme. Cela m’inspire beaucoup pour de nouveaux concept arts.
Peux-tu nous décrire ta méthode de travail ?
J’utilise plusieurs méthodes de travail mais la première étape est toujours la recherche des bonnes références pour les ambiances, l’architecture, etc.
Par la suite j’aime bien faire des sketches pour trouver des compositions et des silhouettes intéressantes. J’aime autant travaillé sur papier qu’avec Photoshop et ma tablette graphique. Lorsque j’ai des architectures à designer, j’aime utiliser le logiciel 3D Sketchup, il est facile à utiliser et je peux rapidement visualiser l’espace, les proportions et les volumes. Il arrive parfois que je fasse des plans plus techniques comme des vues de dessus pour bien schématiser les lieux. Lorsque je dois faire un concept art d’ambiance, je commence directement en couleur afin d’avoir un maximum de nuances, car dans ce cas, l’effet coloré devient aussi important que la composition.
J’aime bien également définir ma composition et les silhouettes en premier, puis mixer les concepts arts d’ambiance que j’ai fait au préalable. Il n’y a pas, selon moi, de bonnes techniques ; il faut plutôt pratiquer et trouver celles que l’on préfère et les adapter au type de concept arts que nous devons réaliser.
Quelle étape est, selon toi, la plus importante ?
L’étape la plus importante, je pense, réside dans les sketches de compositions et de silhouette. Il est beaucoup plus facile de faire un concept art lorsque la base est bien établie, que la composition est intéressante et qu’elle aide à diriger le regard sur l’élément important. C’est une étape qui permet de simplifier son idée au maximum et de s’assurer que les proportions et les formes sont intéressantes. Une erreur récurrente consiste à vouloir apporter trop de détails dès le début en espérant corriger les incohérences de compositions ou de silhouettes. Faire un concept simple avec des éléments forts est beaucoup plus difficile car il demande une réflexion méticuleuse sur la composition dans laquelle chaque élément à son importance. Aussi, même si j’utilise différentes techniques comme la 3D pour faire un concept, je vais toujours faire un sketch au départ afin de synthétiser ma vision.
As-tu eu recours à des tutoriels vidéo pour te former ? Que penses-tu de ce mode d’apprentissage ?
Lorsque j’ai commencé à faire du Concept Art, il n’y avait pas autant de tutoriels comme aujourd’hui. Mais j’ai beaucoup appris en visionnant les vidéos de Syd Mead, Yannick Dussault ou d’autres artistes qui faisaient référence à cette époque. Cela m’a permis de découvrir leur processus de création. Ceci étant, bien que ce mode d’apprentissage soit très formateur, je sentais que j’avais besoin de plus d’informations sur les théories des couleurs, d’éclairage et de composition. J’ai donc fait beaucoup de recherches pour trouver les bons livres sur ses différents sujets.
Je trouve que c’est une bonne chose d’avoir autant de tuto disponibles ; les concept artists progressent très rapidement grâce à tout ce partage de techniques.
On peut, certes, apprendre beaucoup en regardant des vidéos ou en feuilletant des livres, mais il n’y a rien de mieux que la pratique pour faire évoluer son art et ses techniques.
Toi-même, serais-tu intéressé à partager tes techniques et autres secrets de fabrication (ici ou ailleurs !) ?
Je fais du coaching de temps en temps avec des concepts artistes junior chez Ubisoft. J’aimes bien partager mes techniques, mais je préfère l’interaction direct avec l’artiste. De cette façon, je peux juger plus facilement du niveau de l’artiste et définir les aspects qu’il doit travailler pour s’améliorer. On m’a souvent demandé de réaliser des tutoriels et je réfléchis toujours à l’idée, mais je ne pense pas vous surprendre avec des secrets de fabrication ou des techniques bien différentes. Si, toutefois, je trouve le temps, j’aimerais bien montrer mon processus de création et expliquer comment j’utilise les différentes techniques mentionnées en fonction du type de concept que je dois faire.
En attendant, vous pouvez aller voir les quelques vidéos publiées sur ma chaine youtube qui reviennent (très rapidement !) sur mon processus de création.
Quelles sont les principales qualités à posséder, selon toi, pour être un (bon) Concept Artist ?
La capacité à s’adapter aux différents styles et contraintes de production tout en donnant le meilleur de sa créativité est une des principales qualités qu’un concept artist doit posséder, je pense. On a souvent l’impression, en découvrant les publications d’artbooks et des illustrations dans les magazines ou les forums que le Concept Art consiste seulement à faire de belles images. Même si les qualités illustratives restent essentielles, ce qui définit le concept art, selon moi, est certainement de pouvoir jongler avec les contraintes de production ; élaborer des concepts qui inspirent tout en respectant la direction artistique, les contraintes du gameplay et les besoins des différents départements de production.
Il est très important également d’accepter la critique et les idées proposées par les autres membres de l’équipe. Ne pas oublier que toute l’équipe œuvre pour le bien du projet. Il faut pouvoir être, par ailleurs, le plus constant possible dans la qualité de son travail tout est restant productif, même si parfois le sujet nous est moins inspirant. Finalement, rendre le climat de travail agréable et amusant.
Peux-tu nous parler de Project 77 ?
Project 77 est un Space Opera que j’ai commencé à imaginer chez moi pendant mon temps libre. Depuis tout petit, j’ai toujours voulu imaginer et designer un vaste monde dédié à la science-fiction. Je voulais une thématique avec laquelle je pouvais imaginer des environnements épiques et variés, créer toute sorte de personnages, créatures ou véhicules, etc. Le Space Opera possède toutes ces caractéristiques : un grand récit d’aventures où s’entremêle une incroyable diversité espèces et de lieux et pour lequel je peux mettre à profil mon intérêt pour la technique. Project 77 s’inscrit dans un univers sombre et mystérieux au look industriel et rétro futuriste auquel j’ai toujours été sensible, à l’image des films de science-fiction des années 70.
J’ai donc commencé à faire des sketchs pour établir le style que je voulais, et, avec le temps, l’univers s’est développé. Au départ j’avais imaginé le projet avec un look beaucoup plus fantaisiste et moins technologique. Mais mon désir de designer des véhicules et des architectures a un peu modifié mon concept initial ; d’autant plus intéressant finalement car lorsque je veux faire un nouveau concept pour Project 77, les idées et les designs me viennent naturellement.
Je travaille aussi à imaginer un contexte qui a pour toile de fond le crime, la corruption et la conspiration. Mais je ne suis pas un écrivain et je préfère laisser à quelqu’un qui sera inspiré par l’univers le soin de produire un récit captivant pour Project 77. Le scénariste Jeffrey Campbell m’aura d’ailleurs aidé, pendant quelques mois, à élaborer plusieurs scènes en s’appuyant sur quelques artworks qu’il avait préalablement sélectionné. Ce fut très inspirant !
Pour l’instant, je continue à imaginer de nouvelles sections à l’univers de Project 77, en constante évolution. J’ai toujours quelques sketches en cours d’élaboration et lorsque j’ai le temps, je sélectionne une idée pour en faire un artwork.
Sous quel format aimerais-tu voir adapter Project 77 ?
Au départ, j’avais l’idée de faire un artbook pour expliquer le processus de création depuis les premiers sketches et montrer l’évolution du projet. Mais je veux créer avant tout ma vision artistique de ce monde avec un maximum de artworks. Il est certain que j’aimerais bien que les visuels de Project 77 puissent être adapter pour un film ou un jeu vidéo.
Depuis le début de ce projet, j’ai eu la chance de rencontrer des gens de l’industrie du cinéma pour discuter des différentes possibilités d’adaptation et je suis très heureux de voir tout l’intérêt que ce projet suscite. Cela me donne l’énergie de continuer à créer de nouveaux artworks.
Quelles sont tes influences et sources d’inspiration ? Quel impact, par ailleurs, ont-elles sur l’ensemble ton travail ?
Mes sources d’inspirations sont différentes en fonction du projet sur lequel je travaille. Sur Assassin’s Creed, par exemple, on s’inspire énormément des peintres classiques. On fait également beaucoup de recherches pour trouver les lieux les plus intéressants pour l’esthétique générale et le gameplay. Nous cherchons à interpréter artistiquement un lieu réel sans tomber dans la fantasy. Mais l’inspiration se trouve, selon moi, partout : dans la nature, l’architecture, dans différents objets de design, etc. Ce que j’aime beaucoup est de mixer les références afin d’imaginer des formes ou des idées nouvelles.
En quoi est-il important, pour toi, de continuer à travailler sur des projets personnels en dehors de vos « obligations » professionnelles ?
Il est très formateur et surtout très sain pour la créativité de travailler sur ce qui te passionne sans avoir un mandat dicté par une demande. Pour moi, l’équilibre entre le travail professionnel, le travail personnel et la vie privé est essentiel si l’on veut faire ce métier longtemps.
Comment intègres-tu la question du sens dans tes créations ? Ou ta démarche est-elle principalement d’ordre esthétique/graphique ?
En ce qui me concerne, c’est plutôt un équilibre entre l’esthétisme et le sens pratique. J’ai besoin, en général, d’une raison pour créer ; je dois répondre à un besoin lorsque je fais un concept art. Mais il est clair que la qualité de composition, d’éclairage et d’esthétisme aide à faire passer une idée.
Il peut arriver, parfois, que je crée un artwork simplement dans un but l’esthétique, comme je peux également faire un simple sketch pour avant tout développer un concept ou une idée.
Il ne faut pas oublier que nous faisons du Concept Art ; on doit donc intégrer la notion de concept et d’idée dans nos créations.
Un principe en Design Industriel, hérité du fonctionnalisme en architecture (de l’architecte américain Louis Sullivan), veut que la forme doit découler de la fonction : « Form follow fonction ». Mais la forme peut aussi, selon moi, inspirer de nouvelles fonctions. Il faut donc travailler conjointement dans les deux sens.
Quelle est la suite ?
Je travaille actuellement avec Ubisoft sur un nouveau projet très excitant (!), dont je ne peux malheureusement pas parler. Concernant Project 77, je continue de produire des sketches pour de futurs artworks et à imaginer de nouvelle section de ce vaste monde.
Parallèlement, je commence à imaginer un nouveau projet davantage tourné vers la fantasy. J’espère avoir assez de temps pour créer quelques artworks pendant l’année qui vient. A suive…
En (sa)voir plus : Portfolio de Martin Deschambault