Nicolas Dufresne : l'interview

Si vous utilisez After Effects il est fort probable que vous connaissiez le nom « Duik ». Et sans doute aussi, le nom de son fondateur : Nicolas Dufresne (aka Duduf), tant il est actif dans la communauté.

Personne engagée, il défend avec passion ses convictions.
Contrairement à beaucoup, ses paroles sont accompagnées d’actes concrets.
Il vit à 100% ce qu’il pense. Et nous, on aime bien ce type d’artiste engagé.

IA, contexte démocratique et social compliqué, sa vision d’une autre société possible et bien sûr un peu de Duik : voici ce que vous allez retrouver dans cet échange passionnant (et passionné) avec Nicolas 😊

Salut Nicolas, peux-tu nous présenter ton parcours en quelques lignes ?

Après un détour en Maths Sup’, j’ai étudié le cinéma d’animation à Supinfocom.
J’ai été diplômé en 2008 avec mon film de fin d’études Bave Circus (plus tard adapté en clip pour la chanson Come Live The Life de K’s Choice).

J’ai commencé ma carrière à Ankama Animations (Wakfu, Kerubim, Dofus, etc.) où j’ai travaillé à différents postes (compositing, animation 3D, montage…).

En parallèle, je me suis mis au développement logiciel, avec notamment Duik pour l’animation sorti dès 2009 sous licence libre et gratuite, et de nombreux autres outils sur After Effects, qu’on utilisait beaucoup à Ankama.

En 2016, j’ai co-fondé Rainbox Productions, une société coopérative de production de films d’animation, dont je suis toujours un des principaux associés.
Depuis, on a produit toutes sortes de projets, allant du clip de musique à des installations muséographiques interactives en passant par de nombreux courts-métrages et séries. À sa création, la coopérative a aussi pris en charge le développement de mes logiciels libres et leur distribution.

Plus récemment, en 2022, on a décidé de séparer l’activité de production de films de celle du développement et c’est comme ça qu’est né RxLaboratory que je dirige et qui se charge de tout ce qui tourne autour du dev.

En parallèle, je continue mon travail de réalisateur et animateur, notamment en ce moment sur le développement de deux courts-métrages : Serafin, qui raconte la vie sur les flancs des volcans colombiens, réalisé par Ana Arce, et L’insouciance des Libellules, que je réalise, un film sur la montagne et la randonnée au long cours.

L'insouciance des libellules

Une image de recherche pour le film « L’insouciance des Libellules ».

Dans un contexte de crise démocratique, peux-tu nous éclairer sur le rôle de ton militantisme au travers du développement logiciel ?

J’ai des convictions profondément anticapitalistes et j’exècre le mercantilisme.
J’ai donc toujours essayé de faire les choses en dehors de ce système, pour coller à ce que je pense être une voie qui améliore ma propre vie et celle de la société dans son ensemble.
C’est ce qui m’a amené à créer une société de production sous forme coopérative, et c’est aussi ce qui m’a amené à distribuer mes logiciels sous licence libre, et gratuitement ; ils sont très majoritairement financés par les dons volontaires des usagers, et quelques revenus annexes, comme les tutos ou de ponctuelles campagnes de financement participatif.
À travers tout ça, j’essaie de montrer que d’autres voies sont possibles ; que sans capital et sans revenu commercial, même dans notre société libérale, on peut monter des entreprises qui durent, qui investissent, qui innovent, sans intervention ni du marché, ni du capital, ni de la concurrence. Je n’ai pas besoin de le dire, je le montre concrètement à travers les deux entreprises que sont Rainbox et RxLaboratory.

Ce qui est génial, c’est que la gratuité de Duik et de mes autres outils est une raison majeure de leur succès, et que leur succès me donne une vaste audience internationale ; j’y gagne un moyen d’expression exceptionnel, et c’est mon devoir de l’utiliser pour rendre à la société ce qu’elle m’a apporté. Si j’en suis là aujourd’hui, c’est parce que comme chacun je suis le fruit d’une culture, d’un environnement, d’un milieu qui m’a porté là, et je dois rembourser cette dette à la société (je ne crois absolument pas au mérite individuel). Je dois donc rendre le fruit de mon travail disponible à tous ceux qui en ont besoin et la meilleure manière est de copier la sécu : à chacun selon son besoin, financé par chacun selon ses moyens.
Si ça marche pour la santé, le travail, la retraite, pourquoi pas l’utiliser pour les logiciels. Et en prouvant que ça marche pour les logiciels comme je le fais (et pour les films qu’on produit), pourquoi pas finalement un jour remplacer la sphère marchande par des cotisations généralisées ? Je milite pour la création d’une branche Alimentation de la sécurité sociale, sur le modèle des autres branches, pour apporter une nourriture saine, équilibrée et respectueuse de l’environnement à tous.

Pour coller à l’actualité, j’essaie de montrer que sans le capital, sans les dividendes, la réforme des retraites n’a pas lieu d’être, qu’on devrait même pouvoir économiser de quoi réduire l’âge de départ à la retraite à 55 ans.
Pour revenir au sujet de la crise démocratique, je montre justement qu’en réelle démocratie, comme via Rainbox qui, en tant que coopérative, est gérée démocratiquement, ou via RxLaboratory dont les revenus dépendent du bon vouloir des usagers, la société fonctionne mieux, fait des choix viables et durables, naturellement.

Bref, en ces temps de démocratie en danger, rendez-vous tous ensemble dans la rue, nous sommes rien, soyons partout.

On retrouve ce militantisme notamment dans le choix de la forme de la société de production Rainbox Production, à savoir : la coopérative. Peux-tu nous dire un mot sur cette structure, son objectif et les avantages de ce montage ?

Rainbox est une coopérative de production avec une organisation horizontale et une voix par personne lors des votes (et non pas une voix par action possédée par exemple), dont tous les salariés sont co-propriétaires de l’entreprise, et qui ne verse aucun dividende. Cela signifie qu’on prend les décisions importantes tous ensemble, que bien que je sois un des fondateurs et aujourd’hui celui qui a le plus de parts, ma voix n’a pas plus d’importance que les derniers arrivés qui ont peu de parts par exemple.
D’ailleurs on a tout récemment changé nos statuts pour devenir une société coopérative d’intérêt collectif, qui nous permet plus facilement d’intégrer au sociétariat des structures externes (studios d’animation, autres producteurs, centres de formation, collectivités locales…) ; c’est une forme à mi-chemin entre l’association et l’entreprise classique, toujours sous une organisation bien plus démocratique.

Pour le reste, on est une société de production de films assez classique, produisant des auteurs et des films variés, financés en grande partie par des fonds régionaux, nationaux (comme le CNC) et internationaux via des coproductions. Cela nous place encore une fois plutôt en dehors de tout mercantilisme ; s’il nous arrive de vendre des films ou séries à des chaînes de télé, notre activité de vente se limite à peu près à ça. L’immense majorité de la fiction qu’on produit est financée grâce à l’exception culturelle, un étonnant système assez unique dans une société capitaliste justement, bien qu’il soit très perfectible.

Et finalement être une coopérative dans ce domaine a tout son sens ; ça apporte notamment de la transparence sur les budgets (les auteurs et salariés ont accès à tout) des différents films, ça permet de décider des productions collégialement, et ça implique tout le monde dans la vie de l’entreprise. On est ouvert à tous projets.

👉  Comment créer une coopérative de production audiovisuelle

Parlons un peu de Duik, un add-on qui permet d’animer des personnages dans After Effects. Qu’apporte-t-il aux utilisateurs, comparé aux outils natifs du logiciel ?

Duik a commencé, comme son nom d’origine l’indique (Duduf IK tools) par apporter des Inverse Kinematics (IK, cinématique inverse en français) dans After Effects.
En gros, c’est un système qui permet de manipuler les membres d’un personnage en maniant l’extrémité des membres (les mains, les pieds…) en position, plutôt que d’avoir à animer la rotation de chacune des parties du membre (la rotation de la cuisse, puis celle du mollet par exemple). C’est absolument indispensable pour animer un personnage qui marche par exemple, où l’on doit « coller » le pied au sol, être capable d’animer le corps en gardant le pied bien fixe, ce qui n’est possible qu’avec ces fameux IK.

Duik première version, fin 2008 quand il est sorti, apportait ce système à After Effects ; on pouvait le faire auparavant, grâce aux excellentes expressions de Dan Ebberts, mais c’était vraiment peu pratique et fastidieux.
Et en presque 15 ans d’existence, Duik a constamment évolué, intégrant tous les outils d’animation dont j’ai pu avoir besoin sur différentes productions de films auxquelles j’ai participé. C’est une boîte à outils complète pour animer tout et n’importe quoi : véhicules, accessoires et personnages bien sûr, y compris les visages, bouches, fausses rotations en 2,5D, toutes sortes de membres et d’animaux, bipèdes, quadrupèdes, mais aussi poissons, oiseaux… Et même des outils pour aider à l’animation des caméras. Le tout très rapidement, avec des outils nombreux, mais simples, bien plus simples que d’utiliser les expressions dans After Effects !

Une sélection de films en tous genres utilisant Duik (et d’autres de nos outils) est visible à cette adresse 👉 https://rxlaboratory.org/category/videos/showcase/

C’est aujourd’hui un outil très utilisé, et vous avez pu en voir l’usage par exemple dans le générique de Bojack Horseman, ou les animations du Chat de Philippe Gelluck, ou sur l’excellente chaîne Youtube Kurzgesagt (voir la vidéo juste en dessous), pour donner des exemples très variés.

Nous venons de publier ton cours officiel dédié à Duik Ángela ? Quelles sont les avancées majeures de cette version ?

Cours en ligne Duik officiel

Le cours officiel pour apprendre à utiliser Duik, en français

 

En tant que nouvelle version majeure de Duik, les nouveautés de Ángela sont nombreuses.

Déjà, l’interface utilisateur a complètement changé, pour la rendre plus simple, moins encombrante et qu’elle s’intègre mieux à After Effects en général. Contrairement à d’autres scripts, le but est que le panneau Duik soit discret et ne saute pas aux yeux, pour laisser l’utilisateur se concentrer sur son image.
Mais surtout, il y a plein de nouveaux outils, trop pour tous les lister. Mon favori est le NLA (Non-Linear Animation, animation non linéaire) qui permet de « monter » et combiner des animations ensemble, comme on monte des clips vidéo dans Premiere par exemple. Avec ça, on peut faire une transition d’une marche à une course en animant simplement une opacité entre deux clips animés séparément ! Et on peut combiner autant d’animations qu’on le souhaite ensemble, empiler les clips pour à la fois avoir un personnage qui marche, fait signe de la main, regarde autour de lui, en animant tout ça simplement et séparément. Ce qui permet des retouches très rapides et facilite le travail d’animation.
Il y a aussi le Key Moprh (la métamorphose par clef), qui reproduit ce qu’on appelle les Shape Keys dans Blender, Pose Morph dans C4D, Blend Shapes dans Maya, Morpher dans 3DS… C’est un outil qui permet de mélanger différentes formes, différentes poses, de les combiner ensemble en les dosant ; c’est très utile pour les expressions faciales par exemple : ça permet de dessiner séparément les différentes expressions (regarde à gauche, regarde à droite, content, pas content, surpris…) et de les combiner au moment de l’animation : surpris et un peu content tout en regardant un peu vers la gauche… C’est aussi très utile pour le Lipsync – la synchronisation bouche-dialogue – faire des rotations 2,5D, etc.)
Tous les outils de préparation des personnages ont été améliorés et complétés ; il y a de meilleures options dans les IK par exemple ; on peut maintenant rigger poissons et oiseaux en un seul clic… Et on peut sauvegarder les armatures des personnages pour les réutiliser via notre nouveau format ouvert OCO (open cut-out format) en cours d’implémentation !
Une nouvelle bibliothèque d’animation permet de réutiliser et partager des animations, le cycle de marche automatique intègre aussi maintenant un cycle de course et est capable de faire des transitions entre les deux, le clettoyeur, qui gère les interpolations et extrapolations des animations a été grandement amélioré… Les nouveautés sont très nombreuses !

Comme nous sommes sur une plateforme de formation, parlons un peu : formation !
Quel est ton rapport avec la transmission du savoir ? Et Comment, toi, tu te formes dans ton quotidien ?

Comme je le disais précédemment, je considère que j’ai une dette envers la société pour m’avoir amené là où j’en suis aujourd’hui, et le remboursement de cette dette passe par la formation justement. Je me dois de transmettre tout ce que j’ai appris, tout ce savoir accumulé par ces années d’expérience dans le cinéma d’animation à divers postes ; et ce devoir de transmission doit se faire de manière la plus large possible, c’est pour ça que je donne à la fois des cours dans des écoles très variées, des plus réputées aux plus petites, mais aussi des formations classiques, en présentiel dans des centres de formation, et enfin via des tutoriels divers, notamment ici sur tuto.com pour les rendre accessibles au plus grand nombre, et aussi bien en anglais qu’en français.

C’est beaucoup de travail, mais c’est aussi un grand plaisir, et j’y gagne moi-même énormément ; j’ai appris la pédagogie, depuis plus de 10 ans que j’enseigne, et le fait d’enseigner m’a amené à approfondir tous les sujets que j’aborde, à aller en profondeur dans le savoir, la théorie et la pratique : c’est en formant que je me suis le mieux formé ! Mon expertise découle en grande partie de l’enseignement que j’ai eu à donner.

Au-delà de ça, bien sûr je me forme aussi ; je me souviens à mes débuts quand les vidéos sur internet, et donc les tutoriels, n’étaient pas aussi accessibles, j’apprenais alors simplement en lisant la doc des logiciels ! Évidemment, j’ai eu aussi de très bons profs qui m’ont fait décoller bien plus vite que si j’avais été autodidacte.

Aujourd’hui, les tutos sont une partie intégrante de ma formation : j’en regarde quand j’ai des besoins précis, des questions spécifiques en cours de production, alors je cherche le tuto qui me dépannera, mais je n’ai pas abandonné la lecture de la doc de mes outils ! Bien au contraire : quoi de mieux que la doc écrite par les devs ou l’éditeur d’un logiciel pour connaître la théorie en détail ? Il faut tout lire ! Les tutos apportent la pratique, mais connaître un peu la doc permet aussi de trier les tutos, mettre de côté ceux qui sont trop amateurs ou trop simples.
Et quand je veux apprendre quelque chose de complètement nouveau, j’essaie de trouver le temps de suivre des formations ; la dernière en date était une formation de trois jours à Unity par exemple, qui m’a permis encore une fois d’être en mesure de produire sur le logiciel après juste une petite semaine d’apprentissage et de tests. Je n’ai pas peur de me lancer dans des techniques que je ne connais pas pour réaliser un projet ; avoir un besoin concret me donne une motivation qui me force à m’y mettre (et à m’inscrire à des formations !).

En 2022 on a assisté à l’explosion des AI génératives avec des services comme Dall-e, Midjourney ou encore Stable Diffusion et la montée de la grogne chez les artistes. Quel est ton regard sur la situation actuelle ?

D’un point de vue philosophique, je pense que les IA génératives, voire même dites créatives, vont nous pousser à redéfinir l’art ; l’œuvre d’une IA est-elle exposable dans un musée ? Si une machine non pensante et non consciente est capable de générer statistiquement un travail comparable à celui d’un humain, le travail de l’humain en question était-il de l’art ? Ce sont là des questions qui n’auront pas de réponses définitives et qui d’ailleurs sont loin d’être nouvelles. Je pense pour ma part que l’art est indissociable du contexte ; une image, une œuvre visuelle n’est jamais de l’art si elle est séparée de son propos, de son intention, de sa conception. L’art est à la fois l’œuvre, le geste et le discours, et comme la machine, l’IA, se limite à la génération de l’œuvre, sans geste et sans discours, elle ne fait pas de l’art.

Cela étant dit et plus concrètement, la question importante et inquiétante est celle du travail plus technique des graphistes, illustrateurs, et aussi animateurs, compositeurs, journalistes, etc. qui n’a pas vocation à être juste de l’art mais répond à une commande, et dont le résultat a une fonction bien précise. Encore une fois, nous ne sommes qu’au début d’un mouvement qui va nous forcer à nous poser des questions sans réponses claires et précises, et redéfinir des concepts aux contours flous.

L’inquiétude des artistes est tout à fait légitime.
Je pense qu’il faut d’abord garder à l’esprit que tout ce que font les IA n’existerait pas sans un travail préalable des humains ; ce n’est que le fruit d’une analyse statistique d’une quantité énorme de données, et donc indirectement le fruit du travail humain (et non pas d’un processus obscur et magique). J’insiste sur ce point car c’est une piste de recherche de solutions pour rassurer les artistes ; il faut en avoir conscience pour, par exemple, proposer de taxer l’IA : quoi de plus normal que de récupérer le fruit du travail de la société tout entière utilisé par, et indispensable à l’IA ? Il faut re-socialiser cette valeur et ne pas laisser des entreprises privées l’accaparer. Les données d’alimentation de l’IA étant publiques, il devrait être hors de question de laisser des entreprises privées les utiliser sans contribuer en retour à la société tout entière, et donc à soutenir les artistes dépossédés de leur travail.

Sur l’envers du décor, n’oublions pas non plus, encore une fois, que ce qui semble disponible et tout fait tout prêt, assez magiquement, aux utilisateurs dans des pays riches est aussi le fruit du labeur sous-payé d’ouvriers du clic dans des pays plus pauvres. Il y a derrière chaque machine-learning un travail manuel bien caché d’entraînement par l’exploitation de travailleurs sous-payés (et aussi non payés, comme lorsque vous résolvez un Captcha).

👉 Voir cet article du Time, qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres : OpenAI Used Kenyan Workers on Less Than $2 Per Hour to Make ChatGPT Less Toxic

Tout en relativisant la puissance de l’IA générative, dont je ne pense pas qu’elle soit encore à même d’égaler l’humain dans son travail créatif, qui est le fruit d’une culture qui lui est propre, qui fait que chaque graphiste, chaque musicien, chaque écrivain crée des œuvres uniques et qui lui sont propres et sont le fruit de son propre environnement, on peut aussi remettre l’arrivée de cette IA dans un contexte plus général d’automatisation du travail, ce qui est très loin d’être un phénomène nouveau ; simplement les « artistes » se croyaient protégés de ce relatif danger, au contraire des ouvriers à l’usine, mais les voilà à leur tour frappés par le phénomène.

C’est une invitation à se pencher sur 200 ans d’histoire de remplacement du travail humain par la machine, de gain de productivité, qui a participé à la croissance du syndicalisme, et des progrès sociaux associés ; à nous de défendre ses gains et de les étendre, c’est la meilleure voie pour contrer les dégâts sociaux à venir causés par l’IA si elle reste aux mains exclusives d’entreprises privées, libres de faire ce qu’elles veulent, sans payer d’impôts, sans être taxées, sans repartager la valeur qu’elles tirent de notre propre travail. Reprenons notre dû pour ne plus avoir peur de perdre notre boulot.

Selon toi, existe-t-il une solution viable afin qu’Artiste et IA coexistent ?

Il est clair que l’IA est incontournable et va faire évoluer nos métiers. Rien ne pourra la retenir. Elle a commencé un peu sans qu’on s’en rende compte directement dans nos logiciels comme Photoshop ou After Effects via des outils qu’on est bien contents d’avoir et d’utiliser (avec le « Content Aware Fill » par exemple). Elle commence par rendre notre boulot plus simple, et tout d’un coup on réalise qu’en fait elle peut faire une partie de notre boulot à partir de quelques clics et quelques mots.

Alors c’est sûr que certains vont perdre leur job, parce que même s’il est certain que le fruit de l’IA n’égalera pas de sitôt le travail humain (dans le sens qu’il est unique et le résultat d’un processus de réflexion au sein d’un milieu culturel qui fait qu’il répond mieux à un besoin déterminé), il y aura toujours des clients et des patrons pour qui le gain de qualité apporté par l’humain face à l’IA ne justifie plus la différence de coûts (sans parler de ceux qui ne verront pas la différence, parce que tout le monde n’a pas la même éducation à l’image, au texte, à la musique…).

Comme je le disais précédemment, le premier pas est de prendre conscience du danger et savoir le quantifier. Je pense que sur ce point, on est sur la bonne voie.
Il faut ensuite connaître mieux l’IA et son fonctionnement, c’est indispensable pour calibrer des solutions aux problèmes à venir. Sur ce point, heureusement nous avons encore des recherches académiques et des publications scientifiques, mais je suis déjà plus pessimiste, parce que je ne vois pas les GAFAM comme des modèles de transparence. Le nom OpenAI montre bien que de leur côté ils ont compris l’enjeu et commencent déjà ce qu’on appellerait le Greenwashing si on parlait d’environnement.

Enfin, il faut réagir en tant que société, il faut faire de la politique, réguler, taxer, cotiser, redistribuer la valeur pour soutenir les travailleurs de tous les domaines, victimes de l’automatisation, de la mondialisation et délocalisations, de la concurrence du coût de la main-d’œuvre… Là je suis réellement pessimiste, avec nos gouvernements qui imposent leurs réformes anti-sociales à coup de 49-3. Mais le combat n’est pas perdu, il faut donner de la voix, et sortir dans la rue.
Ne soyons pas contre l’IA par principe ; au fond, moins de travail, c’est plutôt une bonne chose ! Profitons-en pour créer des œuvres sans contrainte, de l’Art ; ou pour nous occuper de nos enfants, de nos parents, de nos poules… De ce qui compte, grâce à plus de congés et une retraite plus longue !

Dans les prochaines années (mois ?) l’IA va progresser dans d’autres secteurs créatifs comme la vidéo ou l’animation. Vois-tu cela comme une menace ? Comment rassurer (ou pas) les personnes qui se lancent ou se projettent dans le métier d’animateur ?

Soyons clairs, il est évident que l’IA va bientôt savoir générer des animations et vidéos d’une qualité suffisante pour une partie des clients. Cela dit, je pense que ça va prendre un peu plus de temps qu’on ne l’imagine. Il y a dans l’animation des difficultés qui vont être dures à surmonter ; il suffit de regarder comment l’IA a du mal à générer les mains correctement dans les images. Le mouvement amène des difficultés autrement plus complexes, et le cerveau humain est particulièrement intransigeant sur le sujet, bien que le processus soit inconscient (voir ma formation à l’animation). Sans compter le fait de devoir répondre à des demandes extrêmement précises, et pour le cas spécifique du motion design, une stylisation souvent épurée, très schématique, factuelle, et avec intégration de textes. On a le temps de voir venir !
Quoiqu’il arrive, il faut être conscient de ce qui vient, se tenir au courant, dès le début de sa formation, et cultiver ce qui fera la différence : la culture, l’univers de chacun, qui se traduit en style, en individualité.
De toute façon, c’est déjà vrai aujourd’hui, quand l’animateur est face à la concurrence de services à coûts ridiculement faibles comme sur fiverr, ou d’explainers générés en série quasi automatiquement… C’est déjà par la formation et l’expertise aujourd’hui qu’on peut proposer un service différent, sans oublier l’écoute et le relationnel entre le prestataire et le client, entre le salarié et le patron. Et faire de la pédagogie, toujours montrer aux clients que la qualité ne viendra pas de l’IA mais que l’humain répondra mieux à sa demande, dans tous les cas.
Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que l’IA puisse être un frein à quiconque se lance aujourd’hui dans le domaine, mais il faut bien la surveiller !

C’est le moment de mettre en lumière tes coups de cœur. Quels sont les artistes en illustration ou en animation que tu souhaiterais partager ici ?

  • Je pense spontanément à un excellent court-métrage de Florentine Grelier, Mon Jukebox, justement produit grâce à mes outils, Duik notamment :
  • J’ai aussi envie de partager le travail de mon grand ami Nicolas Liguori, réalisateur et illustrateur talentueux, avec qui je travaille actuellement sur mon futur court-métrage L’insouciance des Libellules. Voici par exemple son film Le Vent dans les Roseaux, animé avec Duik :
    Et le magnifique La Svedese (à voir, en entier, directement sur Vimeo)

Dernière question : comment les lecteurs et lectrices de cette interview peuvent concrètement aider RxLaboratory ?

La manière simple et rapide est de faire un don.
Pour ceux qui veulent s’investir un peu plus carrément, c’est de devenir membre avec une petite cotisation régulière.

Plus concrètement, on a toujours besoin de coups de main, sur le code, sur la doc, ou encore en aidant la traduction des outils dans d’autres langues pour les rendre encore plus accessibles : jetez un œil sur http://contribute.rxlab.info ou simplement contactez-nous directement pour en parler !

Et enfin… Descendez dans la rue, manifestez, militez, défendez vos droits, vos acquis sociaux, votre travail, quelles que soient vos convictions, engagez-vous !

Un dernier mot pour la fin ?

Je laisse mon dernier mot à Paulo Freire :

« L’éducateur a le devoir de ne pas être neutre. »

 

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